Mélanie Cahouette
- Saleté d’pigeon ! Ramène-moi une éponge et une cuvette d’eau !
Mamie Bouton et sa petite fille – qui allait sur ses vingt six ans – étaient déjà installées à l’intérieur de la voiture. Madame Bouton qui s’apprêtait à embarquer, laissa la portière ouverte.
- Tu crois que c’est le moment ! On va tomber dans les bouchons !
- Dépêche-toi ! La merde de pigeon ça bouffe la peinture !
Monsieur Bouton, furieux, scrutait le toit rutilant de son « Opel Omega ». Là, au beau milieu, s’étalait une fiente sacrilège ! Une voiture toute neuve qui raccourcirait les vacances de la famille pour les cinq années à venir. Sans compter le reste …
En soufflant, son épouse se décida à remonter à l’appartement. Le cocker se mit à aboyer .
- Tais-toi Igor, tu vas réveiller les voisins !
Au bout d’un moment, monsieur Bouton consulta sa montre «- cinq heures du matin, bon Dieu on devrait être sur l’autoroute ! ».
- Ah, quand même !
- T’es marrant toi, il a fallu que je r’ouvre l’eau !
Son mari saisit l’éponge et se mit à frotter doucement la souillure. Il lui fallut une dizaine de minutes pour en venir à bout. Convenablement essuyé, le toit retrouva son poli impeccable. Avant de s’installer au volant, il lança un regard menaçant vers le ciel.
L’autoroute A 13 commençait à s’engorger. La météo prévoyait une journée caniculaire.
- Regard-moi ce connard ! éructa monsieur Bouton, non mais tu as vu çà !
- Mhuuumm…
Madame Bouton perdue dans ses pensées, affichait un air de jubilation : « la tête de madame Miniou quand son mari avait garé la nouvelle voiture devant l’immeuble ! La mère Miniou n’avait pu réprimer une grimace de dépit, vite remplacé par un sourire en biais. « – Oh c’est une belle auto ! Mais dites ça ne doit pas être commode à garer à Paris ! ».
Ils avaient bonne mine avec leur « Clio » qui devait bien avoir dix ans !
- Oh, monsieur Bouton fait très attention ! Mais excusez-moi, madame Miniou, il faut que je vous quitte, j’ai les valises à préparer ! Oui, on va passer une quinzaine en Normandie… c’est pas du luxe, on en a bien besoin ! André a fait installer la « clim » dans la voiture, c’est bien agréable, surtout que l’on emmène maman ! C’est un peu cher, enfin André a eu une promotion… allez Igor ! en voiture…
La mère Miniou en était restée comme deux ronds de flan.
Au triangle de Rocquencourt, la circulation se trouva fortement ralentie. Madame Bouton calée confortablement dans son siège se retourna : - Manman, ça va ?
- Elle roupille, annonça Nathalie qui se remit à mastiquer son chewing-gum.
En effet, la mamie s’était assoupie, laissant échapper entre ses lèvres minces un bruit de petits pets.
Monsieur Bouton augmenta la tonalité de la radio pour écouter « Bison futé ».
- Papa, tu pourrais t’arrêter ?
- Pourquoi ? On n’a pas fait trente kilomètres !
- Tu veux que j’te fasse un dessin ?
- Bon Dieu ! Tu aurais pu prendre tes précautions avant de partir ! C’est toujours la même chose… attends un peu. Je m’arrêterai pour faire de l’essence.
Vers huit heures, ils dépassèrent Mantes la jolie. Monsieur Bouton espérait arriver au Bec Helloin aux alentours de onze heures. En fait, ils n’y arrivèrent qu’une heure plus tard à cause d’un accident. La gendarmerie laissait la passage sur une seule voie, ce qui provoquait un interminable bouchon. Les pompiers se trouvaient sur place.
- Regarde-moi çà ! la bagnole est sur le toit ! Devaient rouler comme des dingues !
Madame Bouton soupira : - Si c’est pas malheureux des vacances qui vont se terminer à l’hôpital, si c’est pas pire !
La fille Bouton, le nez agitait ses mâchoires sur un rythme accéléré. Elle baissa la glace.
- Arrête ! Et la clim, alors ! S’indigna le père Bouton.
Une bouteille en plastique à demi- vide avait roulé sur le bitume, près du rail de sécurité. La voiture qui les précédait la fit éclater avec sa roue arrière.
…..
Monsieur Decatoire, maire de Coigny-les-Meurettes se frottait les mains de contentement. Sa minuscule commune connaissait la gloire ! L’argent affluait de tous côtés, (merci à messieurs, mesdames les journalistes avides de sensationnel).
Il avait fallu transformer un champ en parking. Un parking payant. Comme disait son neveu : « dix mètres carrés de ciment en sous-sol à Paris rapportent plus qu’un hectare cultivé à la campagne ».
Il aperçut son adjoint Rappaport qui lui faisait signe. Se frayant un passage parmi la foule endimanchée. Serrant une main de ci de là, il parvint jusqu’à l’estrade.
- Comment allez-vous mon cher ami ? Alors tout est prêt ?...
- Tout est en ordre. Le docteur Picheau m’a assuré que tout allait bien. Je crois que cette fois, nous allons battre notre record !
- Parfait ! Mon cher Maurice… j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. La « Sogecienne » a signé un contrat pour deux ans, et je vous prie de croire que ce sera juteux !
…..
Sur la départementale, monsieur Bouton roulait à petite vitesse. Ils avaient mangé un morceau au restauroute. Des aigreurs d’estomac lui faisaient regretter d’avoir pris une « francfort frites ».
Juste à la sortie de l’autoroute, des gendarmes l’avaient fait stopper. Un simple contrôle de routine. Monsieur Bouton avait présenté ses papiers d’un air serein. Glissé à côté de la carte grise, un certificat de membre bienfaiteur des orphelins de la côté de la carte grise un certificat de membre bienfaiteur des orphelins de la gendarmerie prédisposait à l’indulgence… les cents euros versés constituaient un excellent investissement.
…..
Mélanie Cahouette fêtait son cent vingtième anniversaire aujourd’hui ! Depuis la veille, les grandes chaînes de télévision et les radios investissaient la place.Toutes sortes de sponsors affichaient leurs marques sur des banderoles tendues entre des mâts. Des stands avaient été montés sous les platanes. Des amplis diffusaient une musique criarde entrecoupée de messages publicitaires. Devant la mairie, l’estrade, ombrée d’une toile rayée de bleu et de blanc, s’ornait de guirlandes et de drapeaux tricolores.
Sous la surveillance rapprochée de du docteur Picheau, la centenaire se maintenait. Bien sûr, elle ne quittait pas sa chaise roulante, mais la tête allait toujours. Ses réparties caustiques faisaient le bonheur des médias. « Elle est pleine d’humour ! Rendez-vous compte à son âge ! ».
Des produits de toute sorte s’étaient mis sur orbite ; une marque de produits laitiers, des produits de soins corporels, une marque de papier hygiénique, un siège de relaxation, un produit pour appareils dentaires, une marque de matelas, des recettes de cuisine… Par contre, les marchands de bien immobiliers accusèrent un net ralentissement des ventes en viager. Un livre allait paraître sous peu « Faut pas pousser Grand-mère ! ».
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La fille Bouton n’offrait pas ce que l’on pourrait appeler un visage avenant : la mâchoire trop longue constamment occupée à mastiquer, des cheveux raides tirant sur le roux, des yeux gris et froids derrière le verre de lunettes métalliques. Plutôt grande, maigre et plate, elle avait la démarche saccadée, les coudes collés au corps. Ses collègues la taxaient de radinerie. Elle appartenait à la profession détestée des contractuelles.
D’un caractère rancunier, elle vouait aux automobilistes –masculins en particulier- une haine rentrée. Confrontée en permanence aux sarcasmes et aux insultes, ce ressentiment s’amplifiait au fil des mois : « il fallait les voir, un sourire mielleux aux lèvres – vous n’allez pas m’aligner… je pars tout de suite ! Ils ouvraient leur portière… elle imperturbable détachait le PV, le glissait tranquillement sous l’essuie-glace. Alors, la portière claquait rageusement. Le contrevenant lâchait entre ses dents l’injure suprême : mal baisée ! ».
Son affection se bornait exclusivement aux chats. Son petit deux-pièces en hébergeait quatre, parfois une demi-douzaine. Son voisin de palier qui lui fit un jour une remarque sur « des odeurs » se heurta à une sévère rebuffade. Philosophe et peu enclin à la guerre, il se retira en pensant qu’une société qui faisait tant de cas des animaux ne pouvait être bonne pour l’homme !
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La foule se pressait derrière les barrières. Beaucoup de parisiens et de touristes. Une chaleur écrasante amollissait les gestes. Mélanie allait faire une apparition. Sur le pignon d’une maison une grande affiche montrait la populaire vieille dame brandissant une bouteille d’huile. En gros caractères, on pouvait lire : Je n’utilise que la bonne huile Choupy !
- Vite ! Germaine, on va la rater !
Les Boutons contraints, faute de place, de laisser la voiture en bordure d’un champ, hâtaient le pas en trébuchant sur les mottes de terre. Igor courait en tous sens. La mamie, laissée dans l’auto – avec sa canne elle n’avançait pas – pouvait continuer à dormir. La clim stoppée, on avait pris soin d’abaisser un peu les glaces.
Monsieur Bouton joua des coudes, suivie de sa fille. Son épouse, handicapée par ses rondeurs, perdait du terrain. Ils finirent de haute lutte par se retrouver dans les cinq premiers rangs.
« - La voilà ! ».
Toutes les têtes frémirent en une grande vague ondulante. Sur la pente, là-bas, précédée de deux motards, apparut une fourgonnette auréolée d’une poussière dorée.
C’était bien elle ! La fanfare entama une marche triomphale. Les cuivres étincelaient au soleil. La fourgonnette effectua une lente marche arrière pour s’arrêter sur le côté à hauteur de l’estrade. Les portières arrière furent ouvertes. Sur sa chaise roulante, la vieille dame se tenait raide, la tête légèrement inclinée sur l’épaule. Un tonnerre d’applaudissements éclata…
Deux gaillards aux gros bras amenèrent la chaise au milieu de l’estrade. Le docteur Picheau se plaça en retrait. Un personnage barbu, probablement un assistant, vint se placer près du docteur.
Le maire, écharpe en bandoulière, salua la foule. Un speaker leva son micro : « - Mesdames, messieurs, en présence de monsieur le maire, nous sommes heureux de fêter ce mémorable anniversaire ! Nous sommes très fiers de notre doyenne… elle est formidable ! On l’applaudit !
Lorsque les bravos s’espacèrent, le speaker reprit la parole : - Mélanie, des millions de téléspectateurs sont devant leur poste ! Vous allez bien leur dire quelques mots… tout d’abord, Mélanie comment allez-vous ?
- Oh bé… j’ai pas à me plaindre…
- Elle est fantastique ! Mais dites-moi nous savons qu’un livre va paraître ; est-ce que vous y révéler le secret de votre vitalité ?
Mélanie leva une main noueuse, piqua à trois reprises son index sur sa poitrine desséchée :
- Le secret… c’est çà !... c’est le cœur !
La foule applaudit à tout rompre. Monsieur Bouton en bras de chemise, lança un coup de coude à son épouse : - Hein, ça valait le détour !
Nathalie resta un moment la mâchoire pendante : - Elle est trop la mémé !
- Un dernier mot Mélanie ! Pour tous vos admirateurs !
- Je leur souhaite… une bonne santé et j’espère qu’ils reviendront me voir l’année prochaine…
La foule se déchaîna, enthousiaste. La vieille dame fut rangée près du fauteuil du maire sous un grand velum où l’air était rafraîchi par des brumisateurs.
Le spectacle dura deux heures : chants, danse, magie se succédèrent. A la fin de chaque numéro, Mélanie battait lentement des mains. On finit par apporter un énorme gâteau orné de glaces multicolores et illuminé de bougies.
Les Boutons reprendraient la route en fin d’après-midi. Ils se rendaient à Livarot où une sœur de Germaine devait les héberger pour la semaine.
Pour la plupart, les gens repartaient avec un souvenir. On s’arracha les sachets d’infusion « Bonne nuit de Mélanie » vendus par boîtes de vingt-quatre. Le stock épuisé, les clients passèrent commande…
Monsieur Rappaport, jubilant, serrait la main de son ami Décatoire.
…..
L’Omega glissait silencieusement sur la nationale. Mamie Bouton eut droit à quelques échos de la fête. A cause de sa surdité, elle les fit répéter à plusieurs reprises. Monsieur Bouton qui supportait difficilement sa belle-mère, frémit à l’idée qu’elle pourrait suivre les traces de Mélanie Cahouette. Ce serait terrible ! Alors que leurs affaires s’arrangeaient : lui à cinquante-deux ans, devenu chef de rayon aux magasins Byron, son épouse, employée aux finances en préretraite… ce n’était pas le Perou, mais confortable. Et puis les deux chambres de bonne louées un bon prix…
…..
Le village de Coigny-les-Meurettes s’était assoupi. Pourtant, au loin, dans la vaste propriété du docteur Picheau, de la lumière filtrait sous les volets de fer.
Dans le salon, le docteur savourait un vieux calva. Monsieur Rappaport fumait un havane. L’homme barbu qui avait accompagné le docteur lors de la cérémonie se tenait agenouillé, fouillant dans une sacoche posée sur le sol. Le bon public eut été ahuri de voir Mélanie, là aussi, immobile dans sa chaise et nullement incommodée par l’odeur du cigare. L’homme barbu se redressa, souleva la vieille dame et la posa sur un tabouret. Il lança en direction des trois autres : - J’ai eu chaud cet après-midi ! Quand elle a gardé le bras en l’air. J’ai cru qu’elle s’était bloquée !
Ajustant un long tournevis, il démonta une plaque rectangulaire fixée dans le dos de la vieille. L’ouverture laissa apparaître tout un réseau de fils. Délicatement, à l’aide d’une pince, il en retira un circuit imprimé. Le maire se tourna vers le docteur Picheau :
- A votre avis, on peut la faire durer encore combien de temps ?
- Hummm… guère plus d’une année je le crains. Je ne pourrais pas éternellement faire lanterner les gérontologues qui sont avides d’examiner notre poule aux œufs d’or.
FIN